En 1934, les tikis de Raivavae sont installés au Musée de Tahiti. Quelques années plus tard, en 1965, est entrepris leur déménagement au musée Gauguin de Papeari de ces tikis qui seraient responsables de plus d’une demi-douzaine de morts. 

Voir 1ère partie :  Les tribulations des tiki Moana et Heiata de Raivavae : 1. De Raivavae à Papeete

De Mamao au Musée Gauguin à Papeari

Au début de l’année 1965, la construction de l’Hôpital de Mamao devait être lancé mais le terrain de Mamao (Papeete) sur lequel devait s’élever l’Hôpital était désespérément bloqué par des hôtes d’un genre plutôt indésirable : outre deux tortues des Galapagos qu’on disait centenaires, il y avait là trois tikis en mamu venus des années auparavant de Raivavae : le père et la mère, de taille impressionnante et qui arboraient un air renfrogné, et leur bébé, plus petit et d’une forme humaine grossièrement ébauchée. Impossible de les laisser là. Même en modifiant les plans pour construire aux alentours, un grand nombre de malades tahitiens répugnerait à se faire soigner dans leur voisinage.

Ces trois personnages avaient été transportés par goélette vers 1936 depuis les iles Australes et jouissaient d’une très mauvaise réputation : il se disait que plusieurs membres de l’équipage du bateau avaient péri de mort subite et mystérieuse peu de temps après le voyage fatidique qui avait amené ces tikis jusqu’à Mamao – ce qui explique que personne ne voulait les toucher et que le terrain semblait devoir rester voué à la brousse pendant de longues années encore. (voir épisode 1 des tribulations des tiki Moana et Heiata de Raivavae à Papeete)

Rodolphe Weinmann, jeune architecte à la SETIL qui s’occupait à la fois de la réalisation du Musée Gauguin et de l’Hôpital de Mamao, proposa de faire d’une pierre deux coups en enlevant les tiki de Mamao et en les installant dans les jardins du musée où : « ils trôneraient à merveille, contribuant à renforcer la couleur locale et donnant, par leur valeur historique, un attrait supplémentaire au site ». Il fit part de cette idée au R.Père O’Reilly qui était à l’origine du projet de musée Gauguin puisqu’il avait suggéré à la Fondation Singer-Polignac d’en devenir le mécène. Il flaira là une nouvelle aventure – Dieu sait s’il en était friand – et mit tout en œuvre pour obtenir les autorisations nécessaires. Son idée fut donc officiellement agréée et on le chargea de l’opération.

Personne ne veut toucher aux tikis

Mais on était encore loin de la réalisation et là, c’était une autre paire de manches. Il fallait trouver des gens qui accepteraient de défier le mana malfaisant des tikis et de porter la main sur eux pour les déplacer. Aucun entrepreneur ne voulut accepter ce travail pourtant prévu pour être grassement payé par le mécène.

En cherchant à gauche et à droite, Rodolphe Weinmann finit par trouver quelques légionnaires qui se rirent de la difficulté et lui annoncèrent, tout en roulant des mécaniques en bons pionniers qu’ils étaient, qu’il n’y avait rien de plus simple, qu’on allait voir ce qu’on allait voir et que d’une chiquenaude, ils enverraient les tikis à Papeari, avec du matériel de l’Armée.

Rendez-vous fut pris. Hélas, la veille du jour « J », ils vinrent, tête basse, pour se dédire : non qu’ils eussent peur eux, ils en avaient vu d’autres ! Mais leurs vahine du Quinn’s avaient déclaré sans appel qu’elles ne voulaient pas subir de mauvais sort et que s’ils portaient le bout d’un petit doigt sur les statues porte-malheur, ils ne porteraient plus la main sur elles et elles les quitteraient sur le champ. Alors, demandez n’importe quoi à un légionnaire mais pas de se passer de sa vahine.

Le gouverneur Sicurani en a plein le dos de cette affaire de tiki. C’est un fonceur, il veut son hôpital moderne et si les journalistes du Journal de Tahiti ne cessent pas de se faire l’écho des superstitions il va les faire expulser leur annonce-t’il, selon la loi de 1932 encore en vigueur.

Un tahua pour désenvouter les tikis

Il me fallait donc trouver autre chose, dit Rodolpge Weinmann. Le hasard le mit en contact avec Tutu, personnage pittoresque s’il en fut et qui devait à sa réputation de tahua (prêtre-sorcier tahitien) d‘avoir été choisi comme veilleur de nuit par le directeur de la Banque de l’Indochine : protection infiniment plus efficace que toutes les serrures, les grilles et autres systèmes d’alarme modernes. Il lui raconta la chose et lui suggéra de venir désenvoûter les statues pour les rendre inoffensives.

Tutu se rendit sur le terrain de Mamao, examina la situation avec la gravité d’un professeur de cardiologie et passa quelques nuits sur les lieux avec une bande de copains dont la présence, disait-il, était indispensable pour chasser un mana aussi puissant dont il n’arriverait pas à bout tout seul. Des agapes abondantes aidèrent efficacement. Quand il quitta enfin les lieux, il me jura que le mana avait levé l’ancre et que moi-même était préservé.

Les pieds de Moana se brisent

Finalement, les Travaux Publics ont réussi à constituer une équipe de dix Marquisiens, commandés par Louis Teikitetin. L’opération sera dirigée notamment par le conducteur de travaux Albert «Toto» Maoni. Les Marquisiens ont accepté d’effectuer le transport jusqu’au musée de Papeari  parce que traditionnellement sculpteurs et catholiques ils ne craignent pas les dieux de pierre des anciens, plus communs dans leur archipel.

Tôt sur les lieux le 5 juin 1965, les ouvriers dégagent à grands coups de serpe les broussailles. Puis creusent autour de chaque tiki pour dégager le socle de pierres et de ciment dans lequel ils sont scellés. Ils ligotent ensuite chaque tiki à un cadre de bois avant de les extraire du sol à l’aide d’un levier.

Au début de Faa’a, malheur ! Les nombreux nids de poule de la route avaient déjà fortement secoué un des camions et son occupant : le tiki Moana, sans doute commotionnée par le dépaysement et le fatigue du voyage, eut un malaise et se rompit carrément en deux. (Le Journal de Tahiti du lundi suivant publiait en première page, sur plus de dix centimètres, ce titre dramatique «  12 heures 10 : les pieds de Moana se brisent ». La malédiction commence ! »

Transport des tiki de Raivavae de Mamao à Papeari en 1965

Pose sur la remorque du grand tiki de Raivavae, Mamao 1965

Le convoi, reprenant néanmoins la route, arriva sans encombre à Papeari ; les tikis furent déchargés et au moment de les installer à leur place dans le jardin du musée Gauguin, il fallut songer à réparer la pauvre Moana coupée en deux morceaux.

Ce n’est pas de la terre, c’est du sang !

La fracture laissait apparaître une terre rouge vif impressionnant et un frisson courut parmi les assistants atterrés : pour eux ce n’était pas de la terre, c’était du sang !

Rodolphe Weimann nous raconte son intervention :

« Personne ne voulant mettre la main à la pâte pour la réparation, le mien, de sang, ne fit qu’un tour et je me chargeai de la chirurgie : je réclamai un marteau, un burin et un morceau de tuyau galvanisé et me mis en devoir d’enfoncer ce dernier dans une des moitiés du tiki pour constituer une armature sur laquelle j’enfilerais l’autre moitié pour l’empêcher de glisser. La technique était simple et le résultat garanti sans difficulté, mais délicate à cause du « mana » !

Entouré par toute l’équipe présente et de nouveaux spectateurs, je saisis le marteau, n’ayant en tête qu’une seule idée : surtout ne pas me taper sur les doigts, ce qui aurait été un très mauvais présage pour la suite de l’opération et risquait de faire détaler tout le monde.

Je me concentrai tellement sur ce fichu marteau que le premier coup, asséné de toute ma force, m’éclata littéralement le pouce en deux et mon sang se mit à couler sur le tiki – du vrai cette fois. Un murmure dans la foule me fit sentir qu’il ne fallait pas tergiverser et, vexé et excédé par ma maladresse, sans laisser à personne le temps d’esquisser un mouvement, j’enfonçai le tuyau. A l’aide d’un petit engin de levage qui faisait partie du voyage, on rassembla les deux moitiés du tiki que je scellai avec du ciment. »

Le transport des tiki de Raivavae de Mamao à Papeari en 1965

Le transport des tiki de Raivavae de Mamao à Papeari en 1965

La malédiction des tiki de Raivavae continue

En moins de 15 jours, on déplore deux décès subits, deux hommes ayant joué un rôle dans ce nouveau déménagement. L’un deux, David Tonaitahuata un jeune marquisien, est victime d’un accident de la circulation. Il s’était montré, selon des témoins, très irrespectueux envers eux les tiki, en marchant sur le flanc de Heiata alors qu’elle était couchée, en riant et lançant à la cantonade : “ Chez nous ils sont si nombreux qu’on n’y fait même pas attention. Les marquisiens n’ont pas peur des tiki. Est-ce que les gens meurent pour des cailloux ? ”.

Une semaine après, c’est le chef des travaux, Toto Maoni qui est emporté par une maladie imprévisible insoupçonnée. Sa famille est choquée dans ses convictions religieuses du rapprochement qui s’établit inévitablement dans l’esprit de bien des gens.

Quelques jours plus tard encore, le Gouverneur Jean Sicurani avait organisé un grand dîner à la Résidence en l’honneur des membres de la Fondation Singer-Polignac venus pour l’inauguration du musée Gauguin. Le R.Père O’Reilly arriva sur sa Vespa rouge qu’il avait acquise d’une bringueuse du Quinn’s et qu’il menait à fond la caisse. Il annonça discrètement qu’un autre des marquisiens venait de se tuer en scooter.

Le lundi, Rodolphe Weinmann trouva sur mon bureau une pancarte – délicate attention de ses collègues pleins d’humour : « Fais attention de ne pas être le troisième !». Quelques mois plus tard alors qu’il prenait l’avion, un passager tahitien lui glissa à l’oreille « si j’avais su que tu étais à bord, j’aurais pris un autre vol ! »

Tiki Moana de Raivavae au Musée Gauguin de Papeari, Photo A. Sylvain

Le Tiki Moana au Musée Gauguin de Papeari, Photo A. Sylvain

Tiki Heiata de Raivavae au Musée Gauguin de Papeari, Tahiti en 2018

Tiki Heiata de Raivavae au Musée Gauguin en 2018

Le petit Tiki de Raivavae au Musée Gauguin de Papeari, Tahiti en 2018

Le petit Tiki de Raivavae au Musée Gauguin en 2018

Et les tikis me direz-vous ? Eh bien, les trois tikis, papa, maman et bébé, apprécièrent sûrement leur nouvelle résidence puisque vous pouvez les voir aujourd’hui encore quand vous visitez le musée Gauguin ; ils trônent dans le jardin, bien vieillis par le temps, reçoivent les visiteurs avec un plaisir secret, qu’ils ne laissent bien sûr pas paraître sur leur visage toujours aussi renfrogné – mais je suis sûr qu’ils sont vivifiés par l’odeur de la mer et l’air du large qui doivent leur rappeler leurs Australes natales.

Au final Monsieur Alban Ellacott et moi-même sommes toujours indemnes nous dit rassurant Rodolphe WEINMANN


La malédiction perdure

Plus tard, bien plus tard, le gouverneur lui-même, Jean Sicurani, responsable du dernier voyage de Moana et de Heiata, trouvera la mort en juillet 1977 à l’âge de 62 ans, victime d’une leucémie foudroyante. Toujours les tiki, diront les observateurs.

Plus récemment, dans les années 2000, un des descendants de l’acheteur des deux tiki qui circulait avec une voiture à toit ouvrant sur la cote Est de Tahiti est tué par une grosse pierre tombée de la montagne. Cette pierre ressemblait étrangement, disent des témoins, à la tête du tiki Moana.

Un retour bien compromis

Actuellement, un groupe d’habitants de Raivavae, demande le rapatriement de ces tiki dans leur île natale. Mais deux obstacles freinent ce départ, la pierre des tiki est très friable et risque de se casser lors du transport et des fidèles de l’Eglise évangélique de Raivavae ont dit qu’ils couperaient la tête de ces tiki s’ils remettaient les pieds sur leur île.

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Sources :

Photo 1 : Tiki de Raivavae au Musée Gauguin de Papeari, Tahiti en 1970
Emile Vedel, les statues mégalithiques de Raivavae. L’illustration, Journal universel, du 13 janvier 1934
Henri Bodin, 1933. Note sur les Statues de Raivavai (Vavitu). BSEO n° 49 (pp. 275-278)
Philippe Mazellier, Tahiti, de l’atome à l’autonomie 1979
Martine Rattinassamy, 2003. Les Ti’i de Raivavae. Service de la culture et du Patrimoine.
Rodolphe Weinmann. 2016 Architecte d’opération du Musée Gauguin. Note historique du déménagement des Tiki en 1965
Archives Tahiti Heritage